En nous interrogeant sur la manière dont on jouait du piano autrefois, nous isolons un des aspects d’un phénomène dont nous ne devrions jamais perdre de vue la complexité. Le développement de la technique pianistique est intimement lié à celui de l’instrument, et tous deux, instrument et technique, sont les produits, les manifestations d’une évolution sociologique, esthétique, spirituelle, aux larges conséquences. Dans le premier chapitre de cet ouvrage déjà, nous avons insisté sur le fait que l’histoire du piano ne constitue pas une progression vers la perfection, mais que chaque époque a produit l’instrument idéal répondant à ses exigences. Il en va de même pour le développement de la technique pianistique.
La reconnaissance du fait que chaque époque a trouvé sa perfection et la compréhension des valeurs propres du passé peuvent bien être considérées comme les conquêtes les plus précieuses du scepticisme historique de notre siècle. Les erreurs et les fautes d’appréciation n’ont certes pas disparu aujourd’hui. L’image que nous nous faisons du passé reste constamment soumise aux changements. On le constate lorsqu’on songe à la manière dont on appréciait il y a soixante ans, il y a trente ans, ou dont on apprécie aujourd’hui la musique du haut baroque, du classicisme primitif ou du début du XIXe siècle. Cependant, même si nous ne sommes pas complètement libérés des lunettes dont nous chausse notre époque, nous sommes guéris de la croyance au progrès, caractéristique du siècle dernier, qui se croyait obliger de transformer et d’améliorer la musique ancienne à l’aide des acquisitions récentes, afin de la rendre agréable au public. Nous avons redécouvert les instruments anciens et appris à aimer leur charme particulier; nous attachons autant d’importance à une interprétation de Mozart conforme au style du XVIIIe siècle qu’à la perfection du jeu pour une pièce de Tchaïkovski, et nous ne considérons plus le Clavecin bien tempéré comme un simple exercice pour élèves du conservatoire.
Nous restons aujourd’hui extrêmement sceptiques face à des affirmations comme celles de Hans Georg Nägeli qui, dans son cours d’histoire de la musique donné en 1823/24, qualifie de marche continue vers la plus haute perfection l’évolution conduisant de Jean-Sébastien Bach à Beethoven et aux pianistes de l’époque, en passant par les fils de Bach et Mozart, et présente les virtuoses du piano comme « une manifestation individuelle qui, plus que toute autre, symbolise de manière merveilleusement efficace la capacité d’élévation et la perfectibilité de la force humaine »; ou celles d’Adolphe Kullak, qui assimile sans hésitation ni réserve le développement de la virtuosité à un progrès artistique; ou encore celles des musicologues qui, au début du siècle, interprétaient l’histoire de la musique comme une ascension vers le prétendu sommet représenté par Richard Wagner. Certes, il serait aussi contestable de glorifier le bon vieux temps, comme on le fait parfois aujourd’hui, en estimant que toute innovation n’est qu’une régression.
La première question fondamentale que nous devons nous poser au sujet de l’évolution de la technique pianistique est celle à laquelle répondirent les virginalistes du XVe siècle et qui les amena à créer une musique enfin destinée aux seuls instruments à cordes et clavier : qu’est-ce qu’une musique proprement pianistique? Avant de répondre à cette question, réfléchissons à quelques caractéristiques communes à tous les instruments à cordes et clavier : le peu d’influence que l’on peut exercer sur la note après l’attaque, lié à la production mécanique du son, la sonorité allant decrescendo, le caractère neutre du timbre, les possibilités de compositions harmoniques et polyphoniques différenciées, la grande étendue, la facilité avec laquelle se succèdent les différents passages, l’aptitude à un rythme expressif grâce à la production du son par percussion des cordes, la relative pauvreté des accords, due à l’étendue de la main limitée à l’octave ou un peu plus. Nous reviendrons sur chacun de ces phénomènes en particulier.
Les débuts de l’histoire de la musique pour piano, telle qu’elle a été définie ci-dessus, sont caractérisés par l’émancipation progressive du style, qui, d’organistique, devint proprement pianistique. On avait reconnu très tôt un avantage aux instruments à clavier et cordes : la grande expressivité et la mobilité de la phrase musicale. Ainsi, les clavecinistes allemands des XVe et XVIe siècles transcrivirent pour clavecin des compositions vocales en les ornant et en les diminuant pour compenser la durée limitée du son et le manque de flexibilité des instruments à clavier; ils s’intéressèrent simultanément aux possibilités d’accroître la virtuosité.* On le constate à cette époque déjà et plus particulièrement chez les virginalistes anglais (William Byrd, John Bull, Thomas Morley, Orlando Gibbons) : le caractère du jeu dépend de l’évolution de la technique du clavecin. La technique est au centre de l’intérêt porté au piano et à ses ancêtres, et non l’art de la fugue et du contrepoint, ou la richesse
- Les organistes avaient déjà œuvré dans ce sens.
harmonique (chaque voix perdrait en expressivité), ou encore le son modelé et plein d’effet. Ce fait ne signifie pas qu’une technique plus développée corresponde à une musique de plus grande qualité, ou même que l’amélioration de la technique soit le but du développement du clavecin ou du piano (tant historique, qu’individuel). Mais ce qui toujours ouvrit une voie nouvelle dans la musique pour instruments à cordes et clavier fut l’augmentation et la différenciation des possibilités techniques.
Augmentation et différenciation! - Nous avons nommé deux facteurs qui constituèrent les tendances fondamentales de la composition à travers toute l’histoire de la musique pour piano : d’une part, la tendance à multiplier les possibilités d’expression musicale par le raffinement du timbre et la différenciation des procédés de composition; dans cette direction, les principaux maîtres sont Jan Pieterszen Sweelinck, Joh. Jakob Froberger, Johann Pachelbel, Jo. Kaspar Ferd. Fischer, François Couperin, J.-S. Bach, Ph.-Em. Bach, W.A. Mozart, Fr. Schubert, Fr. Chopin, Cl. Debussy, A.v. Webern. D’autre part, la recherche de l’expansion dans le timbre, la technique et la forme; nommons ici les deux Grabieli, Sam. Scheidt, Jan Reinken, J.-Ph. Rameau, G.F. Haendel, L. v. Beethoven, Franz Liszt, Max Reger, Béla Bartók, Serge Prokofiev. Nous ne voulons pas, par cette double énumération, cataloguer les musiciens et les séparer en deux groupes bien distincts, mais simplement mettre en évidence les traits typiques de leur personnalité. Bach, par exemple, a écrit les préludes des Suites anglaises avec un déploiement sonore rappelant Haendel, et le rondo en sol majeur op. 51 No 2 de Beethoven est un modèle d’expression intense au moyen de procédés de composition raffinés.
Il serait particulièrement dangereux de vouloir suivre une évolution historique à la lumière d’un principe. Il en découlerait forcément mante dénaturation. Et aucun phénomène ne peut être classifié simplement. Auquel des deux groupes appartiennent Haydn, Schumann, Brahms et Hindemith, ces musiciens dont l’inspiration s’enflamma moins à une idée réellement pianistique qu’à une représentation spirituelle absolue ou transcendante? Un autre facteur doit être mentionné, d’une importance décisive pour le jeu pianistique et sans lequel la littérature pour piano n’aurait jamais acquis la place centrale qu’elle occupe dans l’histoire de la musique de ces derniers siècles; la capacité d’illusionner que possède le timbre du piano. Il souffre de nombreux défauts. Par son mode de production du son, il est très éloigné du chant, base de toute mélodie. Et il ne possède ni l’éclat de la trompette, ni la douce intimité du hautbois, le charme du violon ou le son élégant du cor. Car il est neutre dans son caractère fondamental et n’éveille aucune sensation. On ne l’oppose vraiment que très rarement aux instruments de l’orchestre, comme par exemple dans le Troisième concerto pour piano de Bartók. Mais cette neutralité sonore permet à l’interprète de créer l’illusion d’un timbre. Le piano peut chanter, éclater de joie, gémir, évoquer la sonorité brillante de la trompette, la douce cantilène du hautbois ou le son animé d’un instrument à archet, à condition que l’interprète le veuille avec détermination et possède la technique et la sensibilité digitale nécessaires. Il s’élève alors au-dessus de tous les instruments de l’orchestre et remplace même un orchestre entier. Ce n’est pas par hasard et sans de bonnes raisons que presque tous les compositeurs ont confié au piano leurs inspirations les plus intimes et les plus belles. Car presque aucun domaine de l’expression musicale ne lui est inaccessible, et ceci grâce à ses manques!
De telles considérations nous amènent certes sur un terrain peu stable. Tout le jeu pianistique doit-il consister en une pure fiction de musique, en une permanente imitation? Les défauts du piano nous donnent-ils la liberté de nous élever au-dessus des bas-fonds de la matérialité sonore et d’atteindre l’abstraction d’une plus haute spiritualité? Certainement, la musique pour piano connaît ces régions, presque inaccessibles à tout autre mode d’expression instrument; songeons simplement aux dernières Bagatelles et autres œuvres tardives de Beethoven. Mais il serait dangereux de s’éloigner trop de la moyenne des réalités sonores et techniques et d’ignorer ces réalités. Le piano a des charmes qui lui sont propres. Qui oserait s’aventurer à orchestrer la Berceuse de Chopin : l’élégance et la grâce de certains passages sont inimitables et la pédale offre un choix inépuisable d’effets délicieux, d’enchantements uniques. Les anciens savaient aussi faire valoir les qualités de leurs instruments; pensons simplement à Scarlatti, Couperin ou Philippe Emanuel Bach. Lorsque Adolphe Kullak écrit à propos de la musique classique primitive : « Le charme sensuel des instruments à clavier est encore si faible, d’une nature plus négative que positive (!), que l’imagination est empêchée de dévier vers les éléments matériels de la beauté », cette affirmation nous semble très contestable.
Ce furent de tout temps les musiciens des pays latins qui développèrent et exploitèrent avec une particulière sagacité le charme sonore des instruments à clavier, depuis le génial Frescobaldi jusqu’à Casella et Dallapiccola, en passant par Pasquini, Poglietti, Scarlatti et Clementi et depuis Chambonnières jusqu’à Fauré, Debussy, Ravel et Messiaen, en passant par Couperin et Rameau. Les musiciens allemands traitèrent au contraire l’instrument d’une façon souvent si neutre qu’une transcription de certaines de leurs œuvres en modifie à peine la valeur musicale; que l’on songe aux Variations sur un thème de Haydn de Brahms. Les peuples slaves ont produit des compositeurs qui témoignèrent d’un grand esprit inventif et recoururent à des techniques très variées et pleines de fantaisie, comme Chopin, Rachmaninov et Prokofiev.*
Pour suivre le développement historique de la technique du piano, nous devons nous reporter au jeu du clavecin de l’époque classique, qui servit de point de départ à celui du pianoforte et l’influença encore très longtemps, malgré les transformations fondamentales de l’instrument. Jusque tard dans le XIXe siècle, de nombreuses écoles se tinrent encore strictement à certains principes de la technique du clavecin, comme la légèreté et l’immobilité des bras, l’attaque à partir de l’articulation des doigts, la prohibition du jeu dans lequel intervient la pesanteur, l’interdiction de placer le pouce et l’auriculaire sur les touches noires, le changement de doigt obligatoire pour les notes répétées, la défense de glisser d’une touche à l’autre. La technique pianistique actuelle est plus variée et beaucoup plus tolérante en ce qui concerne les points précités.
- Liszt peut leur être comparé, bien qu’il ne soit pas slave.
Voici pour expliquer la technique ancienne du doigté, un exemple tiré du Petit livre de Friedemann, composé par J.-S. Bach, avec doigtés originaux.
Mais il serait faux de considérer comme dépassés ces préceptes de la méthode du clavecin. Aujourd’hui encore un bras léger, l’attaque à partir de l’articulation du doigt, etc. appartiennent aux fondements du jeu pianistique. Et lorsqu’on lit les instructions données par Rameau ou Couperin sur la tenue, le toucher ou le doigté, on constate qu’en définitive peu de chose a changé.
Il y a cependant quelques différences essentielles dans la tenue et la façon de jouer du clavecin au XVIIe et XVIIIe siècles, que la plupart des clavecinistes eux-mêmes ne prennent plus en considération. On s’asseyait sur des sièges très hauts, de manière que l’avant-bras et le dos de la main forment une horizontale et ne s’abaissent en aucun cas vers le coude. Avec cette position, les doigts légèrement recourbés attaquaient les touches verticalement, mais – c’est la différence principale avec la tenue d’aujourd’hui – le pouce était trop court et son action par conséquent très limitée. Sur le tableau de J. N. de la Croce représentant la famille Mozart (voir p. 74), cette position est bien visible, même si l’on concède que le peintre n’a peut-être pas observé Wolfgang Amadeus et sa sœur alors qu’ils jouaient réellement. Si l’on plaçait un petit instrument portatif, comme un clavicorde ou un spinettino, sur une table de hauteur normale, il était difficile de trouver un siège normal. C’est pourquoi on jouait même debout parfois, les avant-bras étant alors fortement inclinés vers le clavier.
Cette position tout à fait absurde pour le jeu moderne n’était pas impensable autrefois, vu la manière dont on faisait travailler les doigts. Jusque tard dans le XVIIIe siècle, on jouait principalement avec les trois doigts centraux, alors considérés comme les bons, et on n’utilisait généralement les doigts extérieurs que pour les extensions que ne pouvaient atteindre les trois autres. On jouait les gammes ascendantes à la main droite avec le majeur et l’annulaire, en partie aussi avec l’index, les gammes descendantes avec le majeur et l’index, ou éventuellement l’annulaire, le majeur et l’index, et l’inverse à la main gauche. Les passages du troisième doigt sur les quatrième et deuxième doigts étaient très fréquemment utilisés, de même les passages d’un quelconque des doigts centraux sur le cinquième doigt, et, occasionnellement à la main gauche, les passages du deuxième doigt sur le pouce, mais jamais les passages du pouce sous les autres doigts. François Couperin insiste avec force sur le changement de doigt pour les notes répétées et ajoute qu’il distingue très bien, sans voir les mains de l’interprète, si le même doigt répète la note ou s’il y a changement de doigt. Ceci est d’ailleurs encore valable sur notre piano pour les répétitions rapides, quoique d’une façon moins péremptoire!
La position de la main et le jeu de Bach nous ont été transmis par Jean-Nicolas Forkel, d’après les indications de Philipp Emanuel Bach : « J.-S. Bach tient la main sur le clavier d’une manière telle que les bouts des cinq doigts recourbés forment une ligne droit qui correspond si bien aux touches juxtaposées en une surface, que dans aucun des cas qui se présentent un doigt ne doit être d’abord rapproché, mais que chacun est déjà placé au-dessus de la touche à enfoncer.
Il semble que J.-S. Bach ait joué avec un mouvement des doigts si faible et léger qu’on pouvait à peine le remarquer. Seules les articulations antérieures des doigts bougeaient, la main gardait sa forme arrondie même dans les passages les plus difficiles, les doigts ne s’élevaient que peu au-dessus des touches, à peine plus que dans les trilles; et lorsque l’un d’eux travaillait, l’autre restait dans sa position de repos. » Les doigts n’étaient pas levés des touches verticalement, mais glissaient jusqu’au bord de celles-ci par un mouvement progressif des extrémités.
On voit ainsi, comme dans l’exemple de la page précédente illustrant les exigences posées au jeune Friedemann âgé de dix ans, quelle valeur Bach accordait à une maîtrise parfaitement égale de tous les doigts. Chez lui, l’emploi du pouce était beaucoup plus libre que chez n’importe lequel des musiciens de son temps (des sources exactes nous manquent pour Scarlatti). Philipp Emanuel Bach établit le premier la manière moderne de jouer les gammes dans son « Essai sur la vraie manière de jouer du clavecin » (1753), mais il qualifie encore cette forme d’inhabituelle et la considère comme une nouveauté.
La question reste très discutée de savoir si l’on jouait autrefois legato ou non legato. Dans aucune des sources de l’époque baroque, il n’est question d’un jeu uniformément staccato ou non legato, l’idéal était au contraire « d’acquérir un jeu chantant » (dans le titre donné par Bach à ses Inventions), un beau toucher (Mersenne) et une liaison parfaite (Couperin). La manière normale de jouer jusque vers le milieu du XVIIIe siècle semble donc être le legato, avec une subtile articulation qui donnait à la sonorité relativement indifférente du clavecin vivacité et force expressive de déclamation. Ceci changea à partir de Ph. Em. Bach, qui écrivait : « On tient les notes qui ne sont pas détachées, ni liées ou soutenues pour la moitié de leur valeur; à moins que le petit mot « ten » (tenue) figure au-dessus d’elles, dans lequel cas on doit les tenir pour toute leur valeur. » Et une série d’auteurs de la seconde partie du XVIIIe siècle attestent que toutes les notes qui ne sont pas expressément accompagnés d’un signe de liaison ou d’un point sont à jouer non legato. Cependant théorie et pratique ne s’accordent pas tout à fait. Un adagio de Mozart aux formules d’accompagnement nettement détachées ne semblerait pas très authentique.
Le style gracieux, délicatement articulé et clairement dessiné des classiques viennois dans le dernier quart du XVIIIe siècle, dont le maître était Mozart, est sans aucun doute étroitement lié à la facture et à la mécanique des pianoforte viennois de l’époque (Andreas Stein, Anton Walter, et plus tard Conrad Graf). Mozart leur accorda sa préférence aussitôt après avoir fait connaissance des pianoforte de Stein, à Augsbourg en octobre 1777 (outre son pianoforte, il possédait aussi un clavicorde, voir p. 24). Précision, élégance, naturel, harmonie sonore et bon goût étaient les qualités supérieures et inégalées de son jeu. On doute qu’il ait développé une virtuosité transcendante. Il était en effet avant tout un musicien, et comme tel peu disposé aux exhibitions. Et si l’on parcourt ses œuvres pour piano, on ne se heurte que très rarement à des problèmes pianistiques particulièrement difficiles – les plus fréquents se trouvent dans ses variations. Son seul véritable rival dans le jeu, Muzio Clementi, devait lui être supérieur pour la technique. N’oublions pas que le niveau de la virtuosité avait généralement baissé depuis le haut baroque. En examinant les œuvres didactiques qui nous sont parvenues, on constate que les exigences posées par Bach à son fils Friedemann sont bien plus hautes que celles posées par Léopold Mozart à Wolfgang Amadeus. Et les difficultés rencontrées par l’interprète dans les Variations Goldberg, les Partitas ou la Fantaisie chromatique de Bach, dans les œuvres de virtuosité de Rameau, Scarlatti ou même Pasquini, dépassent de loin celles des œuvres classiques antérieures à Beethoven.
Un autre facteur pesait alors plus lourd que la bravoure technique dans le jugement d’une exécution musicale, c’était le bon goût. « Avec expression et goût » est une formule qui revient souvent dans les lettres de Mozart. Ce qui se cache là-dessous ne se traduit pas facilement et pose mainte énigme à l’interprète. Ce n’est pas seulement le sens d’un tempo juste et soutenu, d’un phrasé clair et d’un beau toucher, mais également une connaissance exacte des ornements et de leur place, le sens du rubato dans un mouvement continu et des fioritures ou petites variations destinées à conférer plus d’animation et un tour plus personnel à la phrase. Les interprètes jouissaient alors d’une grande liberté, qui ne consistait pas en une simple concession faite à leur coquetterie et à leur souveraineté, mais répondait à une attente. On tient trop peu compte de ce fait à notre époque si fidèle au texte original. Le mouvement central de la Sonate en fa majeur KV 332 de Mozart présente un bel exemple de ces variations libres : dans le manuscrit, la reprise répète textuellement la première partie, simplement transposée en certains fragments, alors que la première édition en donne une version très ornée. Dans les mouvements rapides, de telles fioritures sont naturellement plus rares, mais elles devraient être appliquées dans les répétitions du thème d’un rondo par exemple. Voyez donc le rondo en fa majeur KV 494 ou le Rondo en la mineur KV 511!
Un changement esthétique décisif se produisit vers 1800, déterminé par la plus grande plénitude sonore et l’amplitude accrue des instruments anglais. Muzio Clementi (1752- 1832, voir p. 58) fut le premier à les adopter. On admirait beaucoup sa vélocité, et particulièrement ses gammes en tierces; on goûtait surtout la grande force et la plénitude de son toucher, ses adagios chantants. Bien qu’il eût été élevé dans le plus pur esprit classique, il renia plus tard franchement la technique non legato de sa jeunesse et affirma en 1803, dans son « Introduction à l’art de jouer du pianoforte » : « La meilleure règle et la plus généralement valable est de laisser le doigt sur la touche pour toute la durée d’une note. » Beethoven aussi aurait exprimé à Czerny et à d’autres sa réprobation à l’égard du jeu haché et staccato de l’époque Mozart. Les formes devinrent plus amples et en même temps leur unité plus grande, le domaine pianistique s’élargit beaucoup; Beethoven fut le premier à évoquer au piano la richesse de l’orchestre.
Par le fait que l’instrument s’était considérablement enrichi en possibilités de nuances et disposait d’un rayon dynamique bien plus étendu (sans comparaison cependant avec celui de notre instrument actuel!), l’imagination des compositeurs dans la différenciation des formes d’expression se trouva stimulée. Alors que chez Mozart le principal moyen de modeler la forme consiste encore en une articulation subtile, la notation de Beethoven regorge de données dynamiques et relatives au tempo. A partir de la Sonate en la bémol majeur op. 26, Beethoven ajoute aussi occasionnellement des indications de pédale, dont il considère manifestement les effets comme facteur intégrant de l’interprétation.
Cependant un certain désaccord subsiste souvent entre la volonté d’expression et la réalité sonore, spécialement chez Beethoven. Cela provient d’une part de la conception idéale de sa musique. De nombreuses anecdotes courent sur la violence destructive à laquelle il soumettait ses pianos. D’autre part, on peut dans un certain sens considérer le style de Beethoven comme rétrograde et dépourvu de de la plénitude, de l’élégance et de l’éclat de celui de ses contemporains Clementi, Dussek et Steibelt, bien qu’il leur soit infiniment supérieur en intensité expressive. Comme pianiste, il fait sensation, surtout dans ses jeunes années, moins cependant par une technique perfectionnée que par son esprit fougueux et la véhémence explosive de sa personnalité. Il jouait avec beaucoup de rubato et employait abondamment la pédale. Son art de l’improvisation devait être fort séduisant et incomparable : il émouvait son public jusqu’aux larmes.
Bien que par l’originalité et la puissance expressive toute nouvelle de sa musique Beethoven ait exercé une influence prépondérante sur tout le XIXe siècle, son action dans l’histoire de la technique pianistique fut relativement faible. Nous abordons maintenant cette période très importante ou la technique romantique se développa et atteignit sa perfection; et nous devons pour commencer rappeler des noms auxquels ne se rattache aujourd’hui presque plus aucune image vivante, mais qui assurèrent pourtant la liaison entre les classiques et les premiers romantiques, entre Mozart et Chopin.
En ce qui concerne le niveau musical des œuvres pour piano, les progrès furent d’abord plutôt douteux. Émanant de l’école viennoise de Mozart et de l’école anglaise de Clementi, la virtuosité pianistique se développa rapidement et occupa temporairement le premier plan, à l’exclusion de tout autre critère artistique. C’était une phase inévitable et nécessaire de l’évolution qui, plus tard, de façon non moins nécessaire, devait déboucher sur l’aspiration à un nouvel approfondissement spirituel. L’école viennoise dégénéra finalement et tomba dans une bravoure toute superficielle et une tendance excessive aux effets. On s’étonne et s’amuse aussi en revoyant la suffisance ouvertement exprimée, l’ostentation et la vanité avec lesquelles les virtuoses de l’époque, Joseph Wölffl, Daniel Steibelt, Henri Herz, François Hünten, etc., jetaient de la poudre aux yeux de leur public au nom du noble art musical. Il faut pourtant reconnaître que l’élégance, la suavité, la grâce et la légèreté furent de tout temps admirées avec raison et appréciées comme critères artistiques, spécialement dans le jeu du piano.
A cet égard, l’école viennoise en particulier atteignit la perfection et donna le ton pour toute la première moitié du XIXe siècle et même au-delà. Elle était dominée par l’éminent pédagogue, élève de Beethoven, Carl Czerny (1791-1857, voir p. 58), qui forma de nombreux pianistes remarquables, entre autres Franz Liszt et Théodore Leschetizky. A Paris, Friedrich Kalkbrenner (1785-1849) était si renommé que même Chopin, lorsqu’il arriva dans la capitale française, pensa sérieusement étudier chez lui. Deux musiciens restent encore à mentionner, presque oubliés aujourd’hui (à tort peut-être), mais qui furent, d’après le niveau de leurs meilleures œuvres, les deux plus importants représentants de cette génération s’insérant entre les classiques et les premiers romantiques : Johann Nepomuk Hummel (1778-1837), qui fut l’élève de Mozart pendant deux ans, et Ignace Moschelès (1794-1870). Toute la technique pianistique de Weber, Mendelssohn, Chopin et Liszt est basée sur les acquisitions de ces écoles.
Dans l’école de Clementi, la tendance à la pure bravoure n’emprunta pas des chemins aussi extrêmes. La lourde mécanique des pianos anglais ne demandait pas tant l’élégance enjouée que la puissance et la majesté, ou une heureuse exaltation sonore. Jean-Baptiste Cramer (1771-1858, voir p. 58) et Jan Ladislav Dussek (1761-1812) préférèrent une virtuosité modérer et sobre, d’une grande clarté et d’un caractère mélodique expressif, qui, surtout chez Dussek, et un peu plus tard chez John Field (1782 -1832), donna naissance, par un emploi très varié de la pédale, à ces formes sonores romantiques et enchanteresses qui confèrent à tant d’œuvres de Schubert, Schumann et Chopin leur charme délicieux.
Tous les virtuoses cités, pour autant qu’ils aient reçu leur formation encore avant 1800, étaient imprégnés de la technique et de l’esprit classiques. Ils n’étaient pas romantiques et vécurent avec méfiance toute une partie de leur vie côte à côte avec le romantisme. Ils en furent pourtant les précurseurs. Car l’art du piano romantique avait besoin des conquêtes de ses prédécesseurs. Seul un Franz Schubert pouvait se permettre de passer à côté de cette évolution sans presque y prêter attention et créer pourtant le romantisme le plus exquis. On trouve dans l’essence des œuvres romantiques pour piano la tendance au raffinement et à l’élargissement de la sonorité, qui ne pouvaient cependant être atteints sans la connaissance des possibilités variées d’exploiter l’instrument.
La technique romantique vise à augmenter la superficie sonore par l’emploi de la pédale. Ainsi toutes les notes appartenant à la même harmonie peuvent être jouées l’une après l’autre et perçues comme un tout. Plus encore : en enfonçant les touches l’une après l’autre, on confère une flexibilité permanente au timbre du piano, flexibilité qu’il ne possède pas naturellement. Les passages se jouent alors conséquemment non plus dans l’étroit espace des cinq doigts ou de l’octave, mais embrassent de larges parties du clavier. Ainsi non seulement se développent de nouvelles figures musicales, mais de nouveaux mouvements deviennent nécessaires. Le jeu à main serrée, immobile, et mouvement minimal des doigts ne suffit plus. La main s’ouvre et des mouvements latéraux de l’articulation du poignet (balancements, rotations, ondulations) font passer son étendue d’une à deux octaves ou plus. Les passages des doigts ne se font plus en des mouvements bien stabilisés, mais exigent un élan libre et souple, dans lequel le pouce joue souvent aussi sur les touches noires :
Le jeu en doubles notes, qui (malgré Clementi) est développé alors seulement dans toutes ses possibilités, chez Schumann et Mendelssohn en vue surtout d’une différenciation des sonorités, chez Chopin et Liszt dans le but d’augmenter la bravoure, exige une participation de l’articulation du poignet lors du mouvement d’attaque, et même, avec l’accroissement du déploiement sonore, la mise en action de l’avant-bras et de tout le poids du bras à partir de l’épaule, par exemple pour les octaves martelées très rapides. La technique du saut et des accords lancés librement appartient aussi au postulat du jeu romantique. Sur ce point trébuchent d’ailleurs de nombreux interprètes soigneusement formés selon la technique classique; ils n’osent pas frapper une touche sans l’avoir senti d’abord. De cette façon, déjà « Événement important » et « Histoire curieuse » des Scènes d’enfants de Schumann sont impossibles à rendre de façon satisfaisante.
Les progrès du pianistique au XIXe siècle étaient si variés et si nouveaux que le besoin se fait sentir d’éprouver les possibilités techniques par des exercices bien distincts. Différentes formes naquirent de cette nécessité : ainsi l’étude, allant des œuvres didactiques de Clementi, Carmet et Czerny, volontairement limitées à un pur but d’enseignement, jusqu’aux très riches et très poétiques Études de concert de Chopin et Liszt. Entre deux, une foule d’œuvres furent composées qui, pour la plupart, ne répondent plus à aucune demande aujourd’hui. Mais celles des maîtres cités – plus quelques autres – ont conservé toute leur valeur pédagogique. L’évolution ultérieure ne suivit pas une seule voie, au contraire. Chaque concertiste interprétait encore essentiellement ses propres œuvres, d’un niveau artistique souvent très discutable, et les exécutait naturellement selon son tempérament et ses capacités techniques. Aux premiers qui rompirent avec cet usage appartiennent Clara Schumann et Hans Von Bülow, qui ne mettaient à leur programme que d’excellentes compositions de maîtres célèbres.
L’image de la vie de concert était au reste très colorée et souvent aussi très excentrique. Il y avait les pianistes de salon fêtés, Henri Herz, Léopold de Meyer, Alexandre Dreyschock et Alfred Jaëll. Il y avait aussi surtout les deux grands rivaux : Sigismond Thalberg (1812-1871, voir p. 58) et Franz Liszt (1811-1886). Thalberg possédait une technique parfaite et disciplinée. Il jouait avec un calme olympien et une sûreté absolue les partitions les plus difficiles, libre de toute sentimentalité comme de tout esprit démoniaque, plutôt froid, mais avec une merveilleuse plénitude sonore. Il passait, à côté de Liszt, pour le plus prestigieux virtuose du piano de son temps.
La palette sonore de Liszt était sans aucun doute sensiblement plus puissante et embrassait tous les timbres de l’orchestre. Son jeu était enflammé d’un esprit démoniaque, sauvage et extatique, tout comme son comportement au piano (voir les caricatures de Janko, vraisemblablement très bon observateur). Adolphe Kullak formule ainsi ses impressions personnelles au sujet de Liszt : « Dans toutes les exécutions, à côté d’une technique accomplie, l’effet apparaît dans un rythme délicat de déclamation et d’accentuation, ainsi que dans une manière particulière de nuancer, pleine de séduction, si bien que la distinction entre la technique et le contenu est moins ressentie qu’on aurait plu le supposer avec l’abondance des moyens extérieurs. Dans ses propres œuvres règne un certain humour, une liberté rythmique qui reflète une lueur de génie, une supériorité joueuse dans toutes sortes de difficultés. Dans sa représentation, chaque objet devient expression de son lyrisme sublime, et ce fait est la raison pour laquelle chez Liszt non plus la virtuosité n’atteint pas ses formes les plus pures. C’est toujours l’impulsion arbitraire d’un esprit titanesque, qui soumet tout à sa puissance, même le plus sublime et le plus simple, et qui interprète tout objet avec le préjugé de sa propre supériorité de virtuose. »
Alors que Liszt pousse jusqu’à l’extrême l’expansion sonore du piano, et qu’aucun domaine du grand orchestre symphonique ne reste fermé à son imagination et à son génie pianistique, la réelle fantaisie atteint son point culminant chez Frédéric Chopin. Jamais jusqu’alors un musicien n’était parvenu à découvrir avec une telle sûreté intuitive les secrets les plus intimes de l’instrument, sans pourtant lui faire violence. Chopin ne va jamais au-delà de ce qui est proprement pianistique, mais il sait si bien former chaque pensée que l’instrument la rend de manière idéale. Il en est capable grâce à son imagination inventive inépuisable à trouver des figures et des motifs toujours nouveaux et raffinés. Que l’on compare simplement les formules finales toujours différentes de ses Études avec les formules finales stéréotypées des compositions classiques, ou la forme souple, éthérée, toujours prompte aux variations animées, de ses Nocturnes, avec les Mélodies sans Paroles de Mendelssohn, pourtant mal conçues pour l’instrument : on reconnaîtra alors quel maître génial était à l’œuvre.
Après Chopin, la différenciation du timbre évolua encore une fois de façon décisive avec les impressionnistes Debussy et Ravel, qui créèrent des formes d’expressions originales. Malgré quelques anticipations pour ainsi dire impressionnistes chez Chopin, Liszt de la dernière période, Moussorgski et d’autres, cette technique renouvelle si complètement l’esthétique, et son influence sur la postérité est telle, qu’elle eut bien être considérée comme le dernier stade important du développement du jeu pianistique. Elle libère le son de ses fonctions harmoniques et lui donne une pureté, un charme sensuel immédiat, une fascination enveloppante que l’on avait peine à imaginer jusqu'alors. Enfin le piano n’était plus un instrument souffrant de tous les défauts, dont les défaillances, dans le meilleur des cas, étaient cachées par des moyens appropriés, mais un médium sonore unique et inimitable. La littérature pianistique impressionniste est difficilement orchestrable. Ravel a certes transposé quelques-unes de ses œuvres. On ne peut pourtant affirmer que ces orchestrations soient toujours égales ou même supérieures aux versions pour piano. L’impressionnisme ne créa pas seulement de nouvelles formes sonores, de nouvelles techniques, il créa aussi un nouveau style d’interprétation, dont nous parlerons encore.
Ainsi serait terminée l’histoire de la technique pianistique dans ses grandes lignes. Car avec Chopin, Liszt et les impressionnistes, elle atteignit son apogée et son achèvement; pour l’essentiel elle ne saurait être dépassée. Il reste à mentionner les formes particulières propres à Schumann, Brahms, Reger ou Bartók. Ils ont créé des styles très personnels, mais n’ont pas participé de manière décisive au développement historique dont nous avons suivi les principales étapes. Il reste aussi à donner un aperçu des techniques de la musique moderne depuis la première guerre mondiale. Elle a produit des formes d’expression nouvelles et surtout, par ses différenciations de rythme très poussées, posé de nouveaux problèmes d’interprétation; mais ceux-ci sont plus structurels que pianistiques et ne concernent donc pas spécialement le piano. Nous ne pourrons pas non plus examiner en détail la série des pianistes célèbres, qui va de Liszt, von Henselt, Tausig, Anton Rubinstein, Paderewski, d’Albert et Busoni, jusqu’à Horowitz, Gieseking, Backhaus et aux grands pianistes actuels.
La technique du piano serait-elle arrivée à son point final? Nous avons parlé des techniques classique et romantique. N’y a-t-il aucune technique pianistique moderne spécifique? Aucune connaissance nouvelle n’a-t-elle révolutionné le jeu du piano? Pour répondre à cette question, nous devons partir d’un autre point de vue, non pas celui des œuvres achevées, mais celui de la méthodologie du piano.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on enseignait encore sur la base du pur travail des doigts, comme on l’avait retenu en partie de la pratique classique du clavecin : les coudes un peu plus haut que le clavier, les mains dans la même direction que les avant-bras, le nœud des doigts centraux tendu (!), ceux-ci recourbés, l’attaque partant de leur seule articulation : donc, bras léger et élévation minimale des doigts. Cette méthode aboutit ensuite à une automatisation extrême du mécanisme digital. Ainsi Czerny préconisait, dans ses Quarante exercices journaliers, de répéter quotidiennement 16, 20, 30 fois un groupe de mesures. Kalkbrenner recommandait de luire un livre pendant de tels exercices, afin de ne pas s’ennuyer. C’est en forgeant qu’on devient forgeron! Le système de doigtés de Czerny, auquel il consacre une grande partie de son École du pianoforte op. 500 autrefois très suivie, observe les règles classiques d’une manière très pédante; il est aujourd’hui bien dépassé. Nous rejetons de même l’étroitesse d’esprit dont font preuve tous les exercices mécaniques, irréfléchis, sans pouvoir cependant nous en passer complètement. Pour certains points fondamentaux de la technique classique, Czerny est resté jusqu’à aujourd’hui un maître incontesté.
A partir de 1850 environ, différents courants apparaissent, qui se détournent sciemment des problèmes de technique, méthodes qui préconisent une étude dans laquelle l’intellect joue un plus grand rôle (voir les remarques de Bülow à propos des Études de Cramer). D’abord en tâtonnement encore beaucoup dans l’obscurité, on cherche à découvrir le caractère complexe des mouvements, y compris ceux de l’articulation du poignet, du coude et de l’épaule. Il y a des représentants d’un enseignement physiologique des mouvements, dont le plus célèbre est Gustave Stoewe («Technique du piano », Berlin 1886). Ils veulent approcher le secret d’une technique pianistique naturelle et pratique par des recherches anatomiques et physiologiques et des méthodes psychophysiologiques qui ont pour but de diriger l’attention des élèves sur un contrôle conscient de toutes les fonctions du mouvement dans le jeu du piano. L’approfondissement hautement scientifique de la technique pianistique semble avoir été, jusque dans les premières décennies du XXe siècle, la méthode hors de laquelle il n’y avait point de salut.
Elle a certainement eu des influences heureuses. On reconnut enfin (non sans de chaudes controverses) l’importance des concepts de fixation et relaxation, de chute libre, d’élasticité du poignet, de balancement, d’ondulation, de rotation, de glissement et de saut, la participation (active, relativement active ou passive) de la musculature du dos, de l’épaule, du bras, du coude, du poignet, de la première articulation des doigts et des phalanges suivant les différents cas. Le père spirituel de cette tendance fut Louis Deppe, dont les élèves consignèrent les théories dans des ouvrages en partie fort divergents; ainsi Elisabeth Caland (1897), dont la méthode s’inspire de la fixation par serrement des omoplates.
Les méthodes ultérieures les plus importantes furent celles de Rudolph Maria Breithaupt (« La technique naturelle du piano », Leipzig 1904; d’abord violemment discutée dans ses conceptions extrêmes, elle se tempéra dans les éditons postérieures) et de Théodore Leschetizky. On ne peut déterminer clairement si ce dernier travaillait selon une méthode nettement tracée. Lui-même n’a laissé aucun témoignage écrit. Un jeu souple, libéré de toute crispation et une belle sonorité constituaient les exigences premières de ses leçons. Mais qui oserait contester que ces deux facteurs soient les bases d’un jeu artistique et accompli? Sans doute était-il aussi influencé par les nouvelles notions physiologiques.
On surestime naturellement chaque connaissance révolutionnaire à ses débuts. On voit le salut de toute méthode du piano dans l’application des dernières découvertes. On ne peut éviter que quelques erreurs grotesques se glissent dans la défense de certains principes. La dispute opposant d’une part le jeu dans lequel interviennent le saut et la pesanteur et d’autre part le jeu des doigts nous paraît aujourd’hui presque risible. Nous savons que les deux techniques se justifient et nous utilisons l’une ou l’autre suivant les cas.
Si nous examinons les mains et le jeu de différents pianistes, nous remarquerons aussi l’influence de la constitution physique sur la technique. On pourrait représenter un type de pianiste idéal : stature athlétique, bras puissants, poignets bien proportionnés et mains plutôt courtes, trapues et solides, aux doigts bien détachés à la base, afin de permettre une grande mobilité et une extension maximum, doigts courts, fermes, aux extrémités charnues sans être trop larges. On trouve fréquemment ce type chez les pianistes, par exemple chez Svjatoslav Richter (voir p. 81), Emil Gilels, Shura Cherkassky (voir p. 80), Ludwig Hoffmann, Geza Anda et de nombreux autres, si bien qu’on pourrait presque parler d’une déformation professionnelle. Mais on rencontre aussi des pianistes à qui la nature a refusé tous ces avantages et qui pourtant sont des interprètes remarquables. Ils ont créé une technique et un style qui leur sont propres. Le plus brillant exemple en fut Clara Haskil; elle réussit à se former une merveilleuse personnalité artistique, en dépit des circonstances extérieures les plus adverses et d’une constitution fragile. Elle compensait par une technique particulière du saut à l’aide de tout le bras et une grande agilité ce que la nature ne lui avait pas accordé en énergie physique. Comparons la main délicate, douce, presque féminine de Chopin à la main puissante, pleine d’énergie et extraordinairement bien arc-boutée de Franz Liszt (voir p. 80); nous pouvons déjà en déduire le contenu artistique si différent de leur musique. La main nerveuse, élastique de Vladimir Horowitz semble prédestinée à son célèbre jeu d’octaves. Alors que Richter, Cherkassky, Michelangeli est Rubinstein (voir p. 81) obtiennent avec des doigts recourbés comme des griffes un jeu extrêmement plastique, énergique et brillant, Friedrich Gulda (voir p. 81) joue légèrement et même d’une façon un peu brouillée, avec une main également arrondie et un toucher merveilleusement chantant, délié et plein de naturel. Ces quelques exemples montrent combien peu la technique pianistique obéit à des principes inconditionnels.
Nous ne devons pas perdre de vue que toute technique, quelle qu’ait été la méthode qi l’a développée, n’est qu’un moyen, derrière lequel se dissimulent des questions psychologiques qui déterminent de manière décisive tout le comportement artistique et technique. Nous citerons, comme représentant important des méthodes nouvelles basées sur un point de vue psychologique, Carl Adolf Martienssen, qui publia en 1930 un livre intitulé « La technique individuelle du piano basée sur la volonté créatrice ». Complété par un article sur « La méthodologie de l’enseignement individuel du piano », ce livre est connu depuis 1953 sous le titre « L’enseignement créateur du piano » (Schöpferischer Klavierunterricht). Martienssen écrit dans sa préface : « L’enseignement, au lieu d’aller de l’extérieur à l’intérieur, doit aller de l’intérieur à l’extérieur. La conception de la technique comme fonction mécanique doit être remplacée par la conception de la technique comme fonction éminemment créative. » Il aborde ainsi une question centrale de la pédagogie et surtout du jeu pianistique moderne.
En effet il y a lieu d’être méfiant à l’égard des pianistes, en ce qui concerne l’authenticité et la vérité intérieure de leurs interprétations. La production mécanique très perfectionnée du son, le caractère transcendant du timbre accroissent le danger que l’interprète entende ce qu’il veut entendre ou – ce qui est plus grave et plus fréquent aussi – qu’il accepte sans critique le timbre que rend l’instrument. Il peut ainsi se donner l’illusion d’un sens artistique profond alors qu’il cache son insuffisance derrière une bonne technique, liée à un certain brio. Mais la moindre défaillance suffit à briser l’image trompeuse d’un art si peu authentique et si vide de contenu.
Pour atteindre à la sincérité dans le jeu du piano, il faut dégager de l’œuvre une conception précise, forte et musicalement convaincante, avant même d’entreprendre son étude technique. Autrement dit : la technique au sens le plus large doit se déduire de la représentation, comme fonction de la volonté créatrice. « C’est l’esprit qui crée la technique » dit un jour Edwin Fischer. Cela ne signifie certes pas que toute technique doive être considérée comme accessoire ou secondaire. Mais jamais la technique ne doit être séparée de la volonté créatrice pour se développer séparément, et cela même dans l’étude d’un simple exercice destiné à délier les doigts.
La méthode Leimer-Gieseking préconise une manière de travailler semblable lorsqu’elle recommande qu’un morceau soit préparé purement par la réflexion et appris par cœur avant même que les mains ne se posent sur les touches pour l’interpréter. Cette façon de travailler est certes très exigeante et présuppose la capacité d’une représentation sonore précise à la suite d’une simple lecture (c’est une question d’exercice), mais elle tourne le danger d’une étude irréfléchie et mécanique et oblige l’élève à observer le texte avec plus d’exactitude.
Nous abordons maintenant la question de savoir si la technique pianistique s’est encore développée de manière décisive à l’époque post-romantique. Au sens concret, nous devrions y répondre négativement. La différenciation en formes de jeux ne s’est plus élargie sensiblement à partir de l’impressionnisme, si l’on fait abstraction d’expériences comme la « Music for prepared piano » de John Cage et des recherches analogues. Mais des changements sont intervenus dans la conception de la démarche musicale, qui nous permettent de parler d’une technique moderne du piano. Lorsque les méthodes actuelles s’efforcent de donner une représentation objective d’une œuvre en partant de sa vérité profonde, elles se distinguent nettement de la conception romantique, qui exige de l’interprète une totale imprégnation, une identification à l’œuvre. Elles se distinguent aussi de l’attitude classique, qui s’enfonçait volontiers dans le détail et obtenait la perfection artistique dans l’épuisement de ses beautés. La technique moderne – Martienssen l’appelle la technique de la volonté expressionniste en expansive – cherche à construire largement à partir de la dynamique interne de l’œuvre, à subordonner la partie au tout, à éviter tout caractère excessif, à obtenir « l’objectivité par la victoire sur le subjectif, comme maîtrise, comme transfiguration, comme ultime stade de maturité de la subjectivité ». Le mélange particulier de distance objective et d’engagement sensible est caractéristique aussi bien de l’impressionnisme que de l’expressionnisme d’un Honegger ou d’un Bartók.
Dans un certain sens, on peut qualifier cette position moderne de synthèse des techniques du passé, mais on doit tout de suite ajouter que de cette synthèse – comme de la combinaison chimique de deux éléments – quelque chose fondamentalement neuf est né. Il était réservé à notre époque de recueillir tout l’héritage du passé dans une recréation objective et de l’intégrer à notre intuition artistique. C’est à la fois un progrès et un lourd handicap, car nous ne pouvons plus le rejeter. Il est solidement ancré dans notre conscience et détermine, que nous le voulions ou non, notre pensée musicale. Le groupe d’avant-garde relativement restreint qui cherche à se libérer de ce patrimoine trop encombrant doit nécessairement trouver une voie qui assure à la musique une orientation fondamentalement nouvelle, dont les critères n’aient plus rien de commun avec ceux du passé. Ce qui a commencé il y a quarante ans avec Anton von Webern est devenu depuis le milieu du siècle un facteur important et à prendre en considération dans la vie musicale contemporaine. Les nouvelles formes d’expression de la musique sérielle ont brusquement ouvert une brèche énorme et inquiétante. Un recommencement s’est dessiné et on ne peut encore prévoir si et de quelle façon ce renouveau se développera et servira de support à une culture musicale totalement modifiée. C’est un départ audacieux dans l’inconnu. Conduira-t-il – à l’instar du voyage de Colomb – sur une terre ferme et à la découverte d’un nouveau continent?